La guerre à la Palestine est l’horizon indépassable de la politique coloniale israélienne. Elle n’est pas une exception, le point culminant d’une « escalade de la tension », mais l’outil pour forcer les Palestiniens à abandonner contre leur gré leur territoire.
Certains faucons israéliens ont le mérite d’évoquer sans détour ni langue de bois la brutalité de la politique coloniale israélienne. Pour Zvika Vogel, député du parti Force juive, membre de la nouvelle coalition gouvernementale, aller en guerre tous les deux ou trois ans contre les Palestiniens ne serait pas suffisant.
« Il est temps, selon lui, de les soumettre une fois pour toutes et de le faire dans une guerre finale. » Des mots tranchants, qui renvoient à la guerre promise à la Palestine et ses habitants, à laquelle l’historien palestinien Rashid Khalidi consacre un essai stimulant : The Hundred Years’ War on Palestine; A History of Settler Colonialism and Resistance, 1917-2017.
« Nous sommes une nation menacée de disparition. » Cette sombre prémonition faite par ‘Isa et Yusuf al-‘Isa, en 1914 dans le journal Filastin, sert d’épigraphe au livre de Rashid Khalidi. Un peu plus d’un siècle plus tard, la Palestine comme nation n’a certes pas disparu, mais elle demeure une nation empêchée.
Le « transfert » comme horizon
Issu d’une famille de dignitaires palestiniens, installée de longue date à Jérusalem, Rashid Khalidi ouvre son essai par la correspondance à la fin du XIXe siècle entre son aïeul, Yusuf Diya al-Khalidi, et l’autrichien Theodor Herzl. Il s’agit là des tous premiers échanges entre une personnalité palestinienne et le père fondateur du sionisme politique.
Tout en soulignant la nécessité pour les Juifs de trouver un refuge, Yusuf Diya insistait sur l’existence d’une population en Palestine qui refuse d’être évincée. Ce à quoi l’auteur de L’Etat des Juifs opposait l’argument qui deviendra une constante du régime de justification sioniste : la négation des intérêts, parfois de l’existence, d’une population palestinienne autochtone.
S’ils existent, les Palestiniens comptent pour quantité négligeable. Ils ne méritent pas cette terre qu’ils sont coupables, selon Herzl, d’avoir « négligé ». On comprend à la lecture de ces échanges que la question du transfert des populations était déjà en germe dans l’esprit des dirigeants sionistes.
L’exhumation de ces lettres permet à Rashid Khalidi de comprendre l’histoire moderne de la Palestine « comme une guerre coloniale faite à la population autochtone, par une variété d’acteurs, pour la forcer à abandonner contre son gré son territoire à une autre population. »
Six déclarations de guerre
Pour R. Khalidi, la colonisation de la Palestine a pris la forme d’une série de six déclarations de guerre, qu’il traite tour à tour pour montrer comment chacune d’elles annonce la suivante. Dans cette histoire qui s’étend de 1917 à nos jours, l’emphase est mise également sur le rôle crucial des puissances extérieures dans la dépossession des Palestiniens.
Bénéficiant du soutien de l’Empire britannique dans l’entre-deux-guerres, le mouvement sioniste est devenu dans l’immédiat après-guerre un agent clé de l’émergente hégémonie étatsunienne au Proche-Orient, après que le président étatsunien Harry Truman ait soutenu l’établissement d’un Etat juif dans un territoire à majorité arabe.
La première séquence – décisive à plus d’un titre – s’étend sur deux décennies, de 1917 à 1939. C’est elle qui détermine toute l’histoire de la Palestine récente. Elle explique la non-préparation des Palestiniens, sur les plans politique et militaire, à la déflagration de 1947-1948, la « nakba », qui constitue la deuxième déclaration de guerre.
La partition de la Palestine par l’Assemblée générale de l’Onu du 29 novembre 1947, puis la guerre qui s’ensuivit jusqu’en 1949, a dévasté la direction politique et entrainé l’exil de 80% de la population arabe. Sur les 1,2 millions de Palestiniens, 720 000 sont devenus des réfugiés, le nouvel Etat israélien contrôlant maintenant 78% de la Palestine mandataire.
L’occupation permanente après 1967
Après la troisième déclaration de guerre de 1967, Israël élargit son contrôle à de nouveaux territoires, tout en « sécurisant » de manière définitive ses gains antérieurs. Cette phase marque l’occupation militaire de toute la Palestine, entrainant une transformation décisive de la résistance palestinienne, qui mènera à la quatrième déclaration de guerre de 1982.
L’objectif n’était cette fois plus strictement territorial. Il consistait plutôt à en finir avec le nationalisme palestinien et ses appuis au Liban. La première Intifada à la fin des années 1980 marque un tournant dans la résistance palestinienne et constitue une conséquence directe de la campagne de 1982. C’est la cinquième déclaration de guerre (1987-1995).
Elle démarre avec la répression du soulèvement populaire palestinien, et se poursuit par les négociations bilatérales entre Israël et l’OLP. Avec le déclenchement de la seconde intifada, conséquence elle aussi directe de la poursuite du programme de colonisation en Cisjordanie et de l’échec programmé du « processus de paix », s’ouvre la sixième séquence (2000-2014).
Elle sera ponctuée par l’opération « Rempart » de 2002 en Cisjordanie, puis par les campagnes de bombardements aériens contre la population de Gaza (notamment les opérations « Plomb durci » et « Bordure protectrice » en 2009 et 2014).
Dans son chapitre conclusif, l’auteur de L’identité palestinienne considère que la reconnaissance étatsunienne de Jérusalem comme capitale « éternelle » d’Israël constitue la sixième déclaration de guerre contre la Palestine.
Une histoire des vaincus
L’approche de Khalidi ne se limite toutefois pas à une énumération de batailles et de noms, au rappel des promesses non tenues et au regret face aux occasions manquées. En tentant de comprendre pourquoi les Palestiniens n’ont pas pu garder le contrôle de leur territoire, l’auteur raconte l’histoire des vaincus, non celle des victimes.
La macrohistoire, soit la prise en compte des données démographiques, du contexte économique, aussi bien que des pratiques culturelles et de l’évolution des idées politiques, côtoie une microhistoire soucieuse des trajectoires individuelles, dont celles de membres de la famille Khalidi, qui ont partie liée avec l’histoire du mouvement national palestinien.
Cette dimension intime du récit est sans doute l’atout majeur de The Hundred Years’ War on Palestine. Elle atteste du fait, souligné par la philosophe Seloua Luste-Boulbina dans son essai L’Afrique et ses fantômes, que « L’histoire coloniale fonctionne, souvent, subjectivement mais à la fois politiquement et individuellement, comme secret de famille. »
En témoigne l’analyse que mène l’auteur de la première déclaration de guerre qui couvre une séquence décisive comprise entre 1917 et 1939. Durant cette période, la société palestinienne est prise en étau par l’impérialisme anglais et les prétentions sionistes de plus en plus insistantes. C’est aussi au cours de cette période que s’organisent les premières résistances.
Refus de disparaitre
La résistance des Palestiniens contre la domination britannique et les réalisations et aspirations du mouvement sioniste fut immédiate. Les efforts diplomatiques en provenance des élites n’eurent que de faibles résultats et marquèrent plus tard l’échec de ce que l’historien libanais Albert Hourani appelle la « politique des notables ».
L’insatisfaction populaire s’est quant à elle manifestée par des soulèvements dès les années 1920, jusqu’à la grande révolte de 1936-1939, commencée par une grève générale de six mois, l’une des plus longues de l’histoire coloniale.
Malgré des succès temporaires, la révolte s’est soldée par un cuisant échec pour les Palestiniens. Un homme sur dix a été tué, s’est retrouvé blessé, emprisonné ou poussé à l’exil. La quasi-totalité du leadership a été décapitée. La situation a aussi entrainé des affrontements inter-palestiniens, auxquels feront écho ceux qui se sont produits 70 ans plus tard.
Le désarmement complet des autochtones fut une aubaine dont a su profiter le mouvement sioniste. A la fin des années 1930, il était (déjà) trop tard pour inverser les transformations en cours dans le pays et le déséquilibre des forces entre les deux parties. Mais un processus colonial ne devient irréversible que si l’un des deux termes de la contradiction colonisateur-colonisé est éliminé.
Or, en dépit des guerres successives qui leur sont menées, « Les Palestiniens continuent à être pour le sionisme, selon l’historienne Ghada Karmi, un obstacle qui refuse de disparaitre. » Sur ce point, Yusuf Diya al-Khalidi avait vu juste. Il existe en Palestine une population autochtone qui refuse d’être évincée.
Rafik Chekkat
